Georges Scelle, « Règles générales du droit de la paix »

Sommaire

    Pour ce deuxième texte de la rubrique « Les Fondateurs », j’aimerai vous faire découvrir (ou redécouvrir) un texte intéressant de Georges Scelle. S’il porte à l’origine sur la Société internationale, ses conclusions sur la science juridique sont aisément transposables à toute activité doctrinale (vous pourrez trouver le texte complet sur Gallica.bnf.fr).

     

    Georges Scelle, « Règles générales du droit de la paix », in Recueil des Cours de l’Académie de La Haye, volume 46, 1934,  pp.334-336

    SCIENCE DU DROIT ?

    Nous n’avons ici ni le temps, ni le désir, de reprendre une fois de plus le parallèle entre les doctrines dualistes et monistes du droit international, ni le problème des rapports du droit interne et du droit international. Ces questions ont été étudiées, et à notre avis élucidées, dans cette Académie. Très nettement partisan d’un monisme absolu dans lequel la question de supériorité des ordres juridiques ne se pose même pas, puisque nous acceptons le principe de l’unité fondamentale de l’ordre juridique universel, nous insistons seulement sur la nécessité de rendre aux sciences sociales et au Droit, qui est l’une d’elles, leur caractère de science.

    Or, la science a trois fonctions : l’analyse ou description; la synthèse ou explication; la prévision ou application.

    L’analyse conduit à rechercher la nature intrinsèque du Droit et ses rapports avec le milieu où il existe. D’abord ce qu’est en réalité une société internationale; si vraiment ses éléments composants, c’est-à-dire les sujets de droit, sont bien ces entités politiques que l’on nomme Etats, dont la réalité phénoménale n’est pas niable, mais dont la réalité « personnelle » est sujette à discussion. Ensuite, si l’ordre juridique est réellement un ensemble des prescriptions émanant de la volonté d’un législateur, et, en droit international, un ensemble d’accords émanant des sujets de droit; si l’ordre juridique, n’est pas, au contraire, partout et toujours, un phénomène social naturel, analogue à d’autres phénomènes sociaux, les contraintes, auxquels il s’apparente, et prenant son origine dans un état de fait, ou métajuridique, aussi indépendant de la volonté de l’homme que les phénomènes naturels.

    L’explication résidera dans la discrimination des causes et des effets. L’explication de l’ordre juridique et notamment de l’ordre international, ou de tel ordre juridique international, exige la recherche des causes qui sont à son origine et lui impriment telles modalités. Les lois scientifiques sont des lois causales, et nous croyons que les sciences sociales, le Droit notamment, ont à leur base des lois causales. On l’a discuté et nié. L’un des plus grands juristes de notre époque, Kelsen, fonde la dynamique du Droit sur l’opposition entre les lois normatives et les lois causales, le « sein » et le « sollen ». La science juridique reposerait sur un échafaudage de normes reposant sur une norme de base, d’ailleurs hypothétique, dont découlent toutes les autres. Nous craignons qu’il n’y ait là qu’une technique qui doit suivre, et non précéder, la recherche des causes, le « devoir », règle d’action, ne pouvant se déduire que des conditions de l’être.

    Pour nous, les normes de la vie sociale, et notamment de la vie juridique, devront être recherchées, pour chaque société, dans les conditions de la vie, de la persistance et du progrès de cette société. Elles sont avant tout biologiques, en ce sens qu’elles commandent la vie de l’homme en tant qu’être individuel et en tant qu’être social, l’homme, être à la fois individuel et social indissolublement, ne pouvant vivre qu’en société. La méconnaissance de ces lois entraîne, avec une tragique évidence, le dépérissement et la ruine des sociétés politiques; par là même la déchéance intellectuelle et physique de l’être humain, sujet de droit. De ce chef, ces lois, comme toutes les lois, constituent des contraintes conditionnées à la fois par la nature des choses et la nature de l’homme, sa nature psychologique et morale autant que physique. C’est le déterminisme du Droit.

    Mais la science est aussi expérimentation. Le Droit est expérimentation et prévision. On ne saurait le nier que par une singulière abdication : le rejet, comme inutilisables, des expériences millénaires d’organisation sociale, constitutionnelle, des sociétés politiques. Lorsqu’on possède la clef du normativisme juridique, il nous paraît possible de juger et d’apprécier avec un mètre des valeurs le droit constructif ou institutionnel, seul capable de canaliser la vie juridique et de lui donner son maximum d’intensité par la régularisation. Mais ici, nous nous trouvons en face d’un second problème scientifique, et peut-être le plus délicat. Les éléments de la science juridique une fois rassemblés permettent de démonter le mécanisme interne de l’ordre juridique. C’est ce que nous appelons la technique scientifique du Droit. Elle s’oppose à sa technique pratique ou formelle.

    TECHNIQUE JURIDIQUE ?

    La technique pratique ou praticienne est d’ordre externe : elle décrit et utilise les procédés matériels d’élaboration, d’application et de sanction du droit en vigueur (ou positif). La technique scientifique ou interne recherche, étudie et démonte les ressorts cachés de la vie naturelle des systèmes juridiques existants, et les confronte avec cette technique praticienne ou positive. Elle en vient souvent à constater que cette pratique, influencée par l’action de la volonté, est parfois en contradiction avec le processus interne d’application, de naissance et d’efficacité de la règle de droit normative et constructive. Autrement dit, elle constate un désaccord entre ce que l’on appelle le droit positif ou ordre juridique en vigueur dans une société donnée, à un moment donné, et ce que nous appellerons le droit objectif, ou le potentiel juridique, c’est-à-dire la somme des règles d’action optima ou en puissance, le « donné » perçu ou inaperçu qui, dans chaque société, à un moment précis, tendent à s’imposer au respect des gouvernants et des gouvernés, si aucun élément antiscientifique (préjugés, passions, intérêts mal entendus) ne vient en obscurcir le sens. Ce n’est pas là le droit naturel au sens traditionnel du terme, puisque ce droit objectif, toujours en partie inexprimé, est spécial à chaque réalisation concrète de société politique, et, dans un perpétuel dynamisme, évolue avec chacune de ces réalisations. Mais c’est du droit naturel, en ce sens que tout phénomène social est naturel.

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