Jean-Paul Sartre – Cahiers pour une Morale

Sommaire

    Aujourd’hui, publication sur Fondamentaux d’un texte assez court tiré d’un ouvrage regroupant des textes inachevés de Jean-Paul Sartre, rédigés entre 1947 et 1948. Cet extrait fait parti des réflexions de l’auteur sur « l’homme et l’humain » à la suite de celles sur l’Histoire. Ces quelques lignes sont importantes, il me semble, pour interroger nos propres engagements et je vous invite aussi à lire le reste des réflexions de Sartre publiées dans cet ouvrage (même si tout n’est pas toujours de la même qualité).

    Jean-Paul Sartre, Cahiers pour une Morale, Gallimard, 1983, pp.89-90

    L’illusion historique est double : d’une part rétrospective, d’autre part préfigurante. Je vois des opprimés (colonisés, prolétaires, Juifs). Je veux les délivrer de l’oppression. Ce sont ces opprimés-là qui me touchent et c’est de leur oppression que je me sens complice ; c’est leur liberté enfin qui reconnaîtra la mienne. Ceci s’étend aux autres opprimés vivants que je ne vois pas et à tous leurs e,nfants vivants (ou même à naître que je devine à travers les enfants vivants). La révolte contre l’oppression est désir d’abolir en un instant cette oppression (presser sur un bouton). Faute de le pouvoir, je peux faire l’ entreprise de les délivrer. Mais précisément à cause des résistances qui m’amènent à une politique, il se fait que je suis amené à renoncer à délivrer ces opprimés-là et même à me servir d’eux comme sacrifiés pour supprimer l’oppression d’opprimés à venir. Il va de soi que j’hypostasie à travers l’avenir ces mêmes opprimés présents en opprimés futurs. Mais c’est là l’illusion : je sacrifie les hommes avec qui je suis en rapport pour délivrer d’une oppression que je ne puis concevoir d’autres hommes avec qui je n’ai plus aucun rapport : 1) parce que ces nouveaux hommes sont libres et que mon effort leur apparaîtra comme un résidu à reprendre (ou à ne pas reprendre) ; 2) parce que la situation aura changé par ailleurs et que l’oppression à combattre sera une autre oppression. En conséquence je sacrifie le concret (opprimés) à l’abstrait (suppression de l’oppression en général, les relations déterminées aux relations indéterminées). C’est qu’on n’a pas assez réfléchi aux relations réelles de l’homme vivant avec l’homme encore à naître : elles sont juste à l’inverse de celles qu’on croit. Pour l’homme-à-naître, je serai l’En-soi quand il sera né, parce que je serai mort. C’est donc de lui à moi que se feront les relations. Dans l’autre sens il y a illusion : je me représente l’homme-à-naître comme un passif parce qu’il n’agit pas. Donc je crois agir sur lui. Mais ce n’est pas cela : il n’est pas du tout. Donc je n’ai aucune relation déterminable avec lui et j’agis pour lui dans le vide, en aveugle. Ainsi ne faut-il point sacrifier la proie pour l’ombre. Notre action sera nulle si nous voulons sauter d’une structure historique à l’autre, absolument efficace si nous restons dans l’infrastructure.

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